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Un jour, Léo Mulhouse leur envoya de San Diego, par mail, un article sur l’insertion non virale. Le laboratoire du RRCCES avait obtenu de très bons résultats en introduisant une séquence d’ADN modifié dans des souris à l’aide de nanotiges tri ou quadrimétalliques. Fondamentalement, se dit Frank, le système d’apport ciblé tant attendu était à portée de main.
Il ne pouvait détacher son regard de l’article. Il avait toutes sortes de raisons de retourner à San Diego. Et San Diego n’était que l’un des nombreux endroits où il aurait dû se rendre en personne, soit par envie, soit par nécessité. Toutes ces raisons additionnées impliquaient beaucoup trop de déplacements compte tenu du peu de temps dont il disposait ; il ne savait pas très bien quoi faire, donc il n’allait nulle part, et le problème ne faisait que s’aggraver. Ce n’était pas tout à fait l’état de fugue psychique dans lequel le plongeait l’indécision ; ce n’était qu’un problème. Mais Diane avait suggéré qu’il enchaîne tous ses déplacements en une succession de sauts de puce autour du monde, allant de Pékin au Takla Makan, puis en Sibérie et en Angleterre. Il pourrait commencer par San Diego, et le bureau de voyage de la Maison-Blanche lui goupillerait ça de telle sorte qu’il ne soit pas absent plus de deux semaines grand maximum : une réunion, deux conférences et trois inspections de sites.
Il avait donc accepté. Le jour de son départ approchait, et il devait exhumer son passeport, demander ses visas et autres documents au bureau de voyage, préparer son sac et sauter dans la navette de la Maison-Blanche qui allait à l’aéroport de Dulles.
Dans l’avion, dès qu’il put rallumer son portable, il regarda un document vidéo joint à un mail que Wade Norton lui avait envoyé juste avant son départ. Le petit film semblait incrusté comme un timbre-poste au milieu de son écran, miniaturisé par Wade afin d’en montrer le plus possible. Il y avait même une piste sonore : le plan d’ouverture, une vue de la côte de l’Antarctique, était accompagné par un fond sonore artificiel de vent et de cris d’oiseaux, alors que la mer était calme et qu’il n’y avait pas un volatile en vue. La roche noire de la ligne de côte était bordée d’écume blanche givrée, une frontière déchiquetée séparant la glace blanche et l’eau bleue. C’était l’été dans l’Antarctique. Le plan avait dû être pris d’un hélicoptère faisant du surplace. Puis la voix de Wade se superposa à la bande sonore : « Vous voyez, là, au milieu du plan ? C’est l’une des installations côtières. »
Frank finit par distinguer une rangée de carrés bleu métallisé. Le bleu des panneaux photovoltaïques.
« Ce que vous voyez fait à peu près la surface d’un terrain de football. En ce moment, le soleil brille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Et voilà le prototype de pompe, là, dans l’eau. »
Encore du bleu métallisé : ce coup-ci, des lignes fines, qui partaient du bord de l’océan et couraient sur les roches noires, dépassaient le champ de panneaux solaires, s’aventuraient sur la glace voisine et suivaient la vaste route inclinée du glacier Leverett vers la calotte polaire. À ce niveau de définition, les lignes devenaient très vite invisibles à l’œil nu.
« Les pompes et les pipelines chauffés. Le dernier cri de la technologie pétrolière, mis au point pour l’Alaska et la Russie. Ça a l’air de marcher, mais maintenant, il nous en faut beaucoup plus. Et beaucoup plus de débit. Les tuyaux sont énormes. Ça ne se voit probablement pas sur l’image, mais ils sont aussi gros que des conduites d’égout. Ce sont les plus gros tuyaux qu’on sache fabriquer et mettre sur des bateaux.
Apparemment, la taille est importante, compte tenu des conditions thermiques. Le débit horaire est de trois millions et demi de litres, et l’eau remonte à une quinzaine de kilomètres/heure vers le haut du glacier. Le pipeline court sur la banquise, parallèlement à la route du pôle, ce qui règle le problème des crevasses. J’ai suivi la route avec Bill pendant quelques jours, c’est vraiment cool. Ça y est, vous le tenez, votre projet pilote. Ça marche exactement comme vous vouliez. Toutes les déclivités de la glace polaire ont été cartographiées, et les compagnies pétrolières fabriquent les pompes, les tuyaux et tout ce qu’il faut. Le projet les enchante, comme vous pouvez l’imaginer. Le seul vrai goulot d’étranglement dans le processus est maintenant la vitesse de production, d’expédition et d’installation. Ils n’ont pas assez de spécialistes formés. Il va falloir monter en puissance. J’ai bien regardé les chiffres avec Bill et son équipe. Chaque installation de ce genre pourrait transporter dix kilomètres cubes d’eau par an sur la calotte polaire. Et donc, selon la vitesse à laquelle la banquise de l’Antarctique Ouest se délitera, il faudra quelques milliers de ces systèmes pour faire remonter l’eau sur le plateau polaire, sauf qu’en réalité il vaudrait mieux les répartir un peu partout dans le monde, parce que ceux de l’Antarctique ne fonctionneront que pendant les six mois d’éclairement. »
À ce stade, la curiosité de Frank était suffisamment excitée pour qu’il prenne le téléphone de bord et appelle directement Wade. Il n’avait pas idée de l’heure qu’il pouvait bien être dans l’Antarctique, il ne savait même pas comment ils tenaient compte du passage du temps au pôle Sud, mais il se disait que, depuis le temps, Wade devait être habitué à recevoir des appels aux heures les plus incongrues, et qu’il coupait probablement son téléphone quand il ne voulait pas être dérangé.
Mais Wade décrocha, et la communication était assez bonne, malgré une seconde de délai de transmission.
— Wade, c’est Frank Vanderwal. Je suis en train de lire votre mail, celui avec la vidéo du prototype de système de pompage…
— Ah oui ! Salut, Frank. Comment ça va ? C’est cool, hein ? J’y suis allé en hélico, avant-hier, je crois.
— Ouais, c’est vraiment cool, répondit Frank. Mais, dites-moi, est-ce que quelqu’un, là-bas, a une idée de la façon dont la glace d’eau de mer va se comporter sur la calotte polaire ?
— Oh, oui, bien sûr. C’est plutôt le bordel, en fait. Vous savez, quand l’eau gèle, la glace qui se forme est de la glace d’eau douce, et le sel est extrudé, de sorte qu’il se forme des couches de sel au-dessus, en dessous et à l’intérieur de la nouvelle glace. Elle est à moitié gelée, et donc plutôt boueuse. Résultat : ce qui est déversé par les pompes s’étale à la surface de la banquise, ce qui est bien, parce que comme ça, elle ne s’entasse pas, elle ne forme pas de gros dômes. Et puis, dans cette couche, le sel a tendance à s’agglomérer et à monter d’un bloc, avant d’être repoussé vers la surface, et on se retrouve plus ou moins avec une couche de glace d’eau douce compacte, avec une croûte de sel sur le dessus, comme une sorte de terrain de golf diabolique. Ensuite, le vent souffle le sel vers le bas de la calotte polaire, et le disperse sous forme de poussière qui fond ou abrase la surface de la glace. Ce qui est pulvérisé est soufflé hors de la calotte polaire par les vents catabatiques. Et ça retourne dans l’océan ! C’est super, hein ?
— Intéressant, répondit Frank.
— Ouais. Si on arrive à construire suffisamment de ces systèmes de pompage, ce sera vraiment une sorte d’exploit. Je veux dire, imaginons que tout le plateau Antarctique Ouest finisse par tomber dans l’océan, ou du moins la majeure partie. Personne, à l’heure actuelle, ne peut anticiper la fin du processus. Eh bien, on pourrait repomper l’équivalent pour le mettre sur la banquise de l’Antarctique Est, où il gèlerait et resterait stabilisé.
— Alors, quid des bassins désertiques autour du trentième parallèle, dans l’hémisphère nord ? demanda Frank. Il y en a beaucoup qui se changent en lacs salés. Ça va ressembler à un tas de mers de Salton géantes.
— Et c’est mauvais ?
— Je ne sais pas. Qu’est-ce que vous en pensez ? La mer de Salton est vraiment en mauvais état, non ?
— Je suppose, mais c’est parce qu’elle se dessèche à nouveau, ce qui accroît son taux de salinité. Appliquez un de ces systèmes à la mer de Salton, et ça réglerait le problème. Je pense qu’il faut continuer à déverser de l’eau dans cette espèce de mer, pour l’empêcher de devenir trop salée et de finir par se transformer en playa. On pourrait peut-être laisser ça arriver d’ici quelques centaines d’années, si on voulait. Mais je parie qu’à ce moment-là, on n’en aura pas envie. Ces régions inondées apporteraient de l’eau dans les zones à l’abri du vent, vous ne pensez pas ?
— Et ce serait bien ?
— Un apport d’eau ? Pour les gens, probablement, vous ne croyez pas ? Ça le serait sûrement beaucoup moins pour les biomes des zones arides, désertiques. Mais on peut se dire que ce n’est pas ce qui manque. Je veux dire, la désertification est un gros problème dans certaines régions. Si on créait des lacs importants dans l’ouest du Sahara, ça pourrait ralentir la désertification du Sahel. Je pense que c’est de ça que les écolos parlent aujourd’hui. C’est un sujet de conversation majeur dans les labos, par ici. Tout le monde raffole de ces projets. J’ai parfois l’impression qu’ils adorent l’idée que le monde est en train d’exploser. Ça fait des sciences de la terre la grande folie du moment. Ils se prennent pour les physiciens atomistes de la Seconde Guerre mondiale.
— Ce qui n’est pas faux. D’un autre côté…
— Ouais, je sais. L’idéal serait qu’on n’ait pas à faire tout ça. Mais comme on y est bien obligés, autant qu’on ait quelques options.
— J’espère que ça ne donnera pas aux gens l’impression qu’on n’a qu’à tirer sur tous les problèmes avec une balle en argent pour continuer exactement comme avant.
— Non. Enfin, si ça se produit, on avisera.
— C’est sûr.
— Et maintenant, vous allez où ?
— Je fais le tour du monde.
— Ah, cool ! Quand est-ce que vous allez parler de ces pompes à Phil ?
— C’est Diane qui va le faire.
— Oh, très bien. Saluez-le pour moi, ou dites-lui de le saluer pour moi. Il est assez difficile à joindre, depuis son élection.
— Certes !
— Je n’arrête pas de lui dire de descendre jusqu’ici pour se rendre compte, et il répond chaque fois qu’il va le faire.
— Je suis sûr qu’il ne demanderait pas mieux.
— Ouais. Il adorerait ça.
— Au fait, Wade, vous voyez toujours cette femme, là-bas ?
— C’est compliqué. Et vous, vous voyez toujours cette femme, à Washington ?
— C’est compliqué.
Le sifflement des satellites, alors qu’ils replongeaient tous les deux dans leurs pensées personnelles, et puis des rires brefs, sans joie, et ils raccrochèrent.
À San Diego, Frank loua un van et se rendit à l’université, où il passa à son département pour récupérer son courrier et rencontrer ses derniers étudiants. De là, il prit North Torrey Pines Road à pied pour aller au RRCCES.
Les labos étaient complètement installés, remplis de monde, et tournaient à plein régime. Pas la frénésie, mais de l’activité. Un labo en fonctionnement était une chose magnifique à contempler. Une sorte d’œuf de Fabergé : fragile, rococo, avide de soins et de protection. Une bulle dans une chute d’eau. La science en action. C’est là qu’ils changeaient le monde.
Et là…
Yann arriva, et ils échangèrent les dernières nouvelles.
— Il faut absolument que tu ailles en Russie, dit Yann.
— J’y vais.
— Ah ! C’est bien. La forêt sibérienne est stupéfiante. Elle est tellement immense que même les Soviets n’ont pas réussi à la raser complètement. On est allés en avion de Tchelabinsk à Omsk, et ça continuait, ça continuait, ça paraissait interminable.
— Et le lichen ?
— Il est très à l’est de l’endroit où on l’a dispersé. Il a pris d’une façon stupéfiante. Ça fait même presque peur.
— Presque ?
Yann eut un petit rire, comme sur la défensive.
— Ouais. Eh bien, compte tenu des problèmes que vous me paraissez avoir, les gars, pour passer du carbone à autre chose, une petite captation de carbone pourrait ne pas être inutile, hein ?
Frank secoua la tête.
— Comment savoir ? C’est une expérience plutôt énorme.
— Pour ça, oui. Enfin, tu sais, comme toutes les autres séries d’expériences, d’une certaine façon. On verra ce que celle-là va donner, et on essaiera autre chose.
— Le risque est assez élevé.
— C’est vrai. Les bonnes planètes ne courent pas les rues. Enfin, peut-être qu’il y a toujours eu un risque, ajouta Yann. Ou alors, peut-être que c’est juste qu’avant on ne le savait pas. Mais comme maintenant on le sait, alors peut-être qu’on va… Je ne sais pas. Faire un peu plus…
— Un peu plus attention ? Par exemple en introduisant des gènes suicide, ou d’autres contraintes de rétroaction négative ? Ou encore des sauvegardes environnementales ?
Yann haussa les épaules, embarrassé.
— Ouais, sûrement.
Il leva les yeux au ciel, l’air de dire que les actes des Russes échappaient à son contrôle, et changea de sujet :
— Mais regarde, ici, j’ai continué à travailler sur ces algorithmes d’expression des gènes, et j’ai repéré une faille dans le calcul palindromique. J’aimerais que tu y jettes un coup d’œil, je voudrais savoir ce que tu en penses.
— Bien sûr, répondit Frank.
Ils entrèrent dans le bureau de Yann, un box comme tous les autres, sauf qu’il était à cent mètres d’altitude, avec vue sur le Pacifique. Yann cliqua sur sa souris, aussi vite que s’il jouait à un jeu vidéo, et fit défiler des pages comme les images d’un diaporama, un schéma coloré après l’autre, jusqu’à ce que ça ressemble au métro de Londres reproduit plusieurs fois autour d’un axe vertical. Il cliquait toujours, faisant pivoter le plan autour de son axe, créant une vraiment bonne – mais fausse – impression de relief. Il réduisit la taille de l’image pour l’incruster dans le haut de son énorme écran, et commença à écrire, en bas, les équations des étapes intermédiaires de son algorithme. On aurait dit qu’il essayait de déchiffrer un cryptogramme dont la solution, à chaque étape, projetait une onde de probabilités qu’il devait explorer et dans certains cas résoudre avant de pouvoir formuler l’étape suivante. Et ainsi de suite, par une série d’itérations et d’arbres de décision. Bref – si l’on peut dire –, des algorithmes. Ils continuèrent à creuser, puis, sans cesser de bavarder, Yann ouvrit un tableau blanc et continua à cliquer sur sa souris, à pianoter comme un fou et parler à toute vitesse, procédant à des associations libres et gratifiant Frank d’une rapide mise à jour de ses dernières idées, tout ça en même temps. Frank fronçait les sourcils, plissait les paupières, posait des questions, hochait la tête, griffonnait, posait d’autres questions. Yann était maintenant le chef de la meute, aucun doute à ce sujet. C’était comme s’il avait regardé Richard Feynman mettre la chromodynamique quantique en équations pour la première fois, à la craie, sur un tableau noir. Une compréhension nouvelle d’un certain aspect du déroulement du monde dans le temps. Là, ils étaient au cœur de la science, l’activité de base, l’alchimie des mathématiques, découverte dans les équations, comparée à la réalité et considérée pour sa propre logique interne.
— Il faut que j’aille pisser, annonça Yann au milieu d’une équation.
Et ils arrêtèrent là pour la journée. Tout à coup, c’était l’heure de dîner.
— C’était génial, dit Frank. Bon Dieu, Yann… Je veux dire, tu sais ce que tu racontes, là ?
— Eh bien, je crois. Ou plutôt, c’est à toi de me le dire. Je ne saurai ce que tout ça signifie que quand tu me le diras. Quand vous me le direz, Léo et toi.
— Parce que ça dépend de ce qu’il peut faire…
— Exact. Sauf que ce n’est pas lui le spécialiste de l’insertion, comme il dit toujours.
— Or c’est de ça qu’on a besoin maintenant.
— Et ça, ce serait plutôt le rayon de Marta et Eleanor. Elles font leur truc, et elles sont reliées à tout un réseau de gens impliqués là-dedans.
— Alors, ces nanotiges marchent ? demanda Frank en regardant l’une des séquences génomiques.
— Ouais. Allons prendre un verre au Paradigme et elles nous le diront. La bande s’y retrouve généralement, à peu près à cette heure-ci, le vendredi.
— Super.
— Mais d’abord, on va aller parler à Léo, et puis on pourra lui dire de se joindre à nous aussi.
— Bonne idée.
Léo était dans son bureau où il lisait un article en ligne avec des tas de tableaux et de photos en fausses couleurs.
— Oh, salut les gars, salut Frank. Alors comme ça, vous revoilà.
— Oui. Je fais d’autres choses en parallèle, mais je voulais voir comment ça avançait de votre côté.
— Ça avance bien.
Léo avait l’air satisfait du chien qui ronge un os, les pattes bien appuyées par terre. Il ne quitta pas son écran du regard tout en leur parlant.
— Eleanor et Marta ont appliqué les nanotiges trimétalliques à toute cette série d’essais.
— Et donc, c’est enfin la nanotechnologie.
— Ouais, exactement. Sauf que je n’ai jamais compris en quoi la nanotechnologie était autre chose que la bonne vieille chimie. Enfin, quoi qu’il en soit, ça marche.
— Alors ces nanotiges introduisent votre ADN dans les souris ?
— Oui. La captation est vraiment bonne, et les tiges se contentent de transporter et de délivrer l’ADN attaché, ce qui en fait apparemment d’excellents agents d’insertion. Les meilleurs que j’aie vus, en tout cas.
— Waouh…
Yann décrivit à Léo certains de ses nouveaux travaux sur l’algorithme.
— Combiner les deux approches, murmura Frank, et…
— Oh oui, fit Léo avec un sourire carnassier. Très complémentaire. Ça pourrait vouloir dire…
Il esquissa un geste expressif. Ça pouvait vouloir tout dire.
— Allez, on va le boire, ce verre, dit Yann.
Frank trouva Marta très en beauté, et pourtant il était vacciné. Elle était allée nager, ce jour-là, et il y avait un truisme parmi les surfeurs selon lequel l’eau salée faisait boucler les cheveux d’une façon séduisante. Les cheveux les plus moches devenaient beaux, et les beaux cheveux devenaient magnifiques. Les gens payaient des fortunes dans des salons de coiffure pour obtenir exactement le même résultat. Sans parler du balayage naturel du soleil, de l’éclat qu’il donnait à la peau.
— Salut, Frank, fit-elle en lui plantant sur la joue un baiser très dur, comme si elle en prélevait une bouchée. Alors, ça boume, dans la capitale de la nation ?
Il lui retourna un regard noir.
— Ça va, merci.
Miss Poison.
— Ben voyons !
Elle rigola et ils entrèrent dans le bar.
Eleanor se joignit à eux ; elle aussi, elle avait l’air en forme. Frank commanda une frozen margarita, un cocktail qu’il ne buvait jamais à plus d’un kilomètre de la côte de Californie. Ils décidèrent tous de se joindre à lui, et ça devint un pichet, puis deux. Frank leur raconta ce qui se passait à Washington, et ils le mirent au courant de l’avancement des travaux en Russie, au labo et dans le comté. À ce moment-là, Léo prit le relais, car il était en première ligne : ils vivaient, sa femme et lui, juste sur les falaises de Leucadia, et ils étaient au cœur de la bataille juridique entre la région et la ville d’Encinitas. La ville était une fiction politique, faite de trois villages côtiers, Leucadia, Encinitas et Cardiff, qui s’enorgueillissait du nom de Cardiff-by-the-Sea, maintenant souvent changé en Cardiff-in-the-Sea – Cardiff-dans-la-Mer –, depuis que ses restaurants sur la plage avaient été emportés par les flots. On commençait à avoir l’impression que la procédure de divorce était en cours, dit Léo. Toutes les maisons sur les falaises de Leucadia avaient été condamnées, ou du moins la falaise avait été légalement abandonnée par la ville, et personne ne savait ce qui se passait au milieu de tous les procès. Ce qui était sûr, c’était que ça soulevait d’énormes problèmes d’assurances et de responsabilité, et que la Commission côtière de Californie et la législature de l’État étaient dans l’affaire jusqu’au cou. Le sort de Leucadia dépendait en grande partie de l’issue du litige.
— Ça paraît terrible.
— Bah, vous savez… C’est encore un endroit génial, pour vivre. Quand je suis au lit et que j’entends les vagues, quand les amateurs de deltaplane passent devant notre porche et nous demandent l’heure de la marée – ou quand on voit le rayon vert, et les dauphins qui font du surf –, eh bien, vous savez, ça fait paraître les problèmes juridiques plutôt mesquins. Je pense que le pire est derrière nous, maintenant.
— Alors, vous n’essayez pas de vendre ?
— Sûrement pas ! Ce serait encore plus compliqué. Non, j’y suis, j’y reste ! Jusqu’à ce que la maison tombe dans l’eau, du moins. Et je ne pense pas que ça arrivera.
— Il doit bien y avoir des gens qui essaient de vendre ?
— Oui, évidemment. Mais ils ne sont pas au bout de leurs peines, avec la position que la ville a prise. Il y en a qui arrivent encore à trouver des acheteurs, mais les deux parties doivent signer toutes sortes de papiers, à cause des procès et tout ce qui s’ensuit. Les maisons sont pratiquement toutes à vendre, mais ceux qui réussissent à trouver preneur en tirent des queues de cerises. Les agences immobilières ne veulent pas y toucher. Les gens ont trop la trouille.
— Et vous pensez que ça va aller ?
— Eh bien, matériellement, oui. S’il y a une autre vraiment grosse tempête, on verra. Mais, pour tout vous dire, je pense que notre partie de la rue est sur une sorte de côte de grès résistante. Nous sommes un peu en hauteur. Ça fait comme un petit cap.
— Vous avez de la chance.
Et comme Marta le regardait, il lui demanda :
— Et ton lichen, il se plaît, en Sibérie ?
Elle roucoula :
— Il va super bien ! Il se prépare à une ère glaciaire !
— Hmm hmm.
Mais elle n’était pas d’humeur à en rabattre, surtout pas après l’arrivée du deuxième pichet. Le lichen était comme chez lui dans la forêt sibérienne, à l’est de Tchelabinsk. On estimait que plusieurs milliers d’hectares étaient colonisés, ce qui représentait des millions d’arbres, chacun captant potentiellement plusieurs centaines de kilos de carbone de plus que la norme.
— Il n’y a qu’à faire les calculs.
— Si ça continue, on va être obligés de libérer du méthane pour ne pas crever de froid, ironisa Léo.
— À moins que les arbres n’y passent avant, dit Frank, mais tout bas, de sorte que personne ne l’entendit.
Quant à Yann, il avait l’air un peu mal à l’aise. Il savait que Frank pensait que l’expérience était irresponsable.
— Ça devient vraiment dingue, dit Eleanor.
Roxanne, la femme de Léo, les rejoignit, et ils allèrent dîner dans un restaurant sur la plage, près de la gare. C’était très convivial. Merveilleux de voir comment des résultats de labo pouvaient réjouir un groupe de chercheurs. Après, Léo et Roxanne rentrèrent chez eux, et Frank accepta l’invitation de Marta et de Yann à les suivre, avec Eleanor, au Belly-Up encore une fois.
— Bien sûr.
Ils allèrent donc au Belly-Up. Dans l’entrepôt géant, bruyant, étouffant. Danser danser danser. Surtout ne pas accepter de pilule de Marta. Eleanor dansait bien. Elles dansèrent ensemble, Marta et elle. Elle avait sur le bras un tatouage que Frank voyait nettement pour la première fois : une tête de Méduse avec ses cheveux pareils à des serpents, son regard, et une inscription en cercle, autour : en haut « Noli mi tangere », et en dessous « Me faites pas chier ». Yann disparut, Eleanor et Marta dansèrent à côté de Frank, se retournant parfois vers lui pour un bref pas de trois, entrechoquant leurs hanches, leurs ventres, leurs poitrines, eh oui. Pas difficile quand on avait avalé l’antidote !
Et puis ils s’en furent dans la nuit. Un schéma, déjà. Une habitude formée par la seconde itération. Frank prit sa voiture, alla à son casier de stockage et prit l’autoroute qui longeait la côte, vers Black’s, au sud, en repensant à ce trajet de folie, quand il avait eu cette horrible érection. Sacrée Marta… Il s’allongea sur son lit, dans la vieille anfractuosité de la falaise, et s’endormit lentement. Peut-être que la troisième bonne corrélation était le développement simultané de l’algorithme protéomique avec l’apport ciblé. Il y avait des mois qu’il n’avait pas aussi bien dormi.